La caractérisation de l’évolution des longues séries climatiques est un exercice délicat. L’usage de la statistique mathématique est indispensable et incontesté en climatologie, mais nécessite une rigueur méthodologique et doit conduire à des interprétations prudentes. Une simple régression linéaire peut être interprétée de façon bien différente selon les bornes définies dans la série. Par exemple, si l’on considère l’évolution des températures de surface à Nantes pour la période 1946-2000, on constate une augmentation de 0,18°C par décennie. Mais si l’on réduit l’observation à la période 1980-2000, l’augmentation est de 0,66°C par décennie.
Une telle différence d’évolution sur cette période 1948-2000 s’explique par le fait que les températures n’ont pas augmenté continuellement et de façon homogène. Dans la plupart des régions du monde, on a observé une baisse des températures durant la première moitié de cette période, suivie d’une nette hausse qui se confirme aujourd’hui (Shi et Xu, 2008). La détermination du moment de cette inversion de tendance, que l’on nomme date de rupture, est donc essentielle pour caractériser au mieux l’évolution des températures dans la seconde moitié du XXe siècle. Il existe différentes méthodes développées dans la littérature (Tomé et Miranda, 2004). Nous avons ici utilisé, dans le dessein de déterminer la date de rupture dans les séries de température annuelles moyennes à Nantes entre 1946 (date de mise en service de la station) et 2000 (fin de la série homogénéisée), des tests statistiques aisément applicables. Cette méthode, appliquée à l’échelle locale, présente autant d’intérêt pour les lecteurs du Cahiers nantais que pour la communauté scientifique des climatologues.
1. Données et méthode
Les tests statistiques de détection de date de rupture sont réalisés à partir de l’écart à la moyenne des températures annuelles moyennes entre 1946 et 2000 à la station météorologique de Nantes–Bouguenais (alt. : 26 m, lat. : 47°09’00’’N, long. : 01°36’30’’W) fournies par le Comité départemental de Météo France. Les moyennes annuelles sont obtenues par les moyennes des températures mensuelles minimales et maximales. L’environnement de la station est influencée par deux éléments : la proximité de l’aéroport et l’évolution de l’agglomération nantaise, particulièrement importante lors des dernières décennies (étalement urbain amplifié par l’apparition du périphérique et du pont de Che-viré). C’est pourquoi il a fallu s’assurer, en premier lieu, de l’homogénéisation de la série de températures. En effet, les dates de rupture potentielles peuvent avoir une origine naturelle (évolution climatique) ou une origine liée à la modification (technique et/ou géographique) des conditions de mesure et de l’environnement local. à la lecture des métadonnées de la station, il apparaît que cette dernière a connu de nombreuses perturbations (déplacements en 1946, 1963, et 1991, automatisation en 1976). Par chance, cette station fait partie des 70 stations homogénéisées par les experts de Météo France (Moisselin et al., 2002). Cette homogénéisation consiste à corriger la série en fonction de plusieurs autres séries régionales de référence (Mestre, 2000 ; Moisselin et al., 2002 ; Caussinus et Mestre, 2004). Le tableau 1 montre la différence de température annuelle entre la série brute et la série corrigée. On s’aperçoit que l’écart peut être élevé (jusqu’à 0,45°C en 1982).
Tableau 1 : écart entre températures annuelles moyennes brutes et températures homogénéisées à Nantes de 1946 à 2000.
Années | Écart (°C) | Années | Écart (°C) |
1946 | 0.00 | 1974 | 0.33 |
1947 | -0.01 | 1975 | 0.32 |
1948 | 0.32 | 1976 | 0.33 |
1949 | 0.32 | 1977 | 0.32 |
1950 | 0.19 | 1978 | 0.32 |
1951 | 0.20 | 1979 | 0.33 |
1952 | 0.22 | 1980 | 0.33 |
1953 | 0.21 | 1981 | 0.42 |
1954 | 0.20 | 1982 | 0.45 |
1955 | 0.19 | 1983 | 0.44 |
1956 | 0.20 | 1984 | 0.43 |
1957 | 0.19 | 1985 | 0.43 |
1958 | 0.19 | 1986 | 0.43 |
1959 | 0.34 | 1987 | 0.45 |
1960 | 0.33 | 1988 | 0.43 |
1961 | 0.33 | 1989 | 0.44 |
1962 | 0.33 | 1990 | 0.28 |
1963 | 0.33 | 1991 | 0.28 |
1964 | 0.33 | 1992 | 0.02 |
1965 | 0.35 | 1993 | -0.01 |
1966 | 0.34 | 1994 | 0.00 |
1967 | 0.33 | 1995 | -0.01 |
1968 | 0.32 | 1996 | 0.00 |
1969 | 0.32 | 1997 | -0.01 |
1970 | 0.33 | 1998 | 0.00 |
1971 | 0.35 | 1999 | 0.00 |
1972 | 0.32 | 2000 | -0.01 |
1973 | 0.35 |
Pour s’assurer de la qualité des résultats, trois tests statistiques ont été appliqués afin de détecter une date de rupture : le test de Pettitt, le test de Buishand et la procédure de segmentation de Hubert (présentation détaillée en annexe). Lubès-Niel et al. (1998) ont démontré, par des simulations de Monte Carlo, leur puissance et leur robustesse. Les calculs ont été réalisés avec les logiciels « KhronoStat » et « R ».
2. L’évolution des températures à Nantes entre 1946 et 2000
La simple observation de la distribution des moyennes annuelles à Nantes laisse entrevoir une évolution polyphasée. L’allure parabolique de la courbe de régression polynomiale confirme cette idée. Les tests permettent de le prouver.
Une fois que l’on s’est assuré que la distribution des données suit une loi normale, les tests ont pu être appliqués. Les résultats sont probants. Le test de Buishand accepte l’existence d’une rupture au seuil de 99 %. La date de cette rupture est donnée par l’ellipse de Buishand (fig. 1). On peut constater qu’elle correspond à l’année 1987. Le test de Pettitt admet également une rupture en 1987, au seuil de confiance de 99 %. Enfin, la segmentation de Hubert corrobore ces deux premiers résultats, en proposant à nouveau la date de 1987 comme année de rupture. La concordance de ces résultats permet donc de diviser la série des températures moyennes à Nantes en deux sous-séries : 1946-1987 et 1988-2000. L’application du test de Student à ces deux séries nouvellement définies confirme qu’elles présentent des moyennes significativement différentes (au seuil de 95 %). Il devient pertinent, maintenant qu’une borne a été statistiquement déterminée, de caractériser les deux phases d’évolution des températures.
Entre 1946 et 1987, les températures à Nantes présentent une tendance à la baisse et certaines d’entres elles sont parmi les plus froides de cette moitié de siècle (particulièrement l’année 1963, qui présente une anomalie thermique de -1,6°C (fig. 2a). Le rafraîchissement est estimé, à partir de l’équation de la droite de régression linéaire, à -0,05°C par décennie. La période 1988-2000 est marquée par une forte tendance à la hausse des températures, estimée à +0,20°C par décennie. Toutes ces années, sauf une (1991), ont été supérieures à la moyenne de la série non segmentée.
Si l’on compare ces résultats à ceux d’autres régions du monde, on constate des similitudes, mais également des différences. La principale similitude est liée à l’existence de ces deux périodes aux tendances inverses : une période d’après-guerre caractérisée par un rafraîchissement, suivie d’une période de réchauffement. Selon Shi et Xu (2008), la plupart des régions du globe ont connu ce schéma (exception faite de l’Australie et de certaines régions d’Amérique du Sud). Les estimations d’évolution de température semblent également assez semblables. Knappenberger et al. (2001) note, pour les États-Unis, un déclin de la température de -0,12°C par décennie entre 1940 et 1969, et une hausse de +0,19°C par décennie entre 1970 et 1997. A l’échelle de l’hémisphère nord, Tomé et Miranda (2005) estiment une baisse de -0,040°C par décennie entre 1939 et 1976, suivie d’une hausse de +0,25°C par décennie entre 1977 et 2000. Ces chiffres s’approchent logiquement de nos propres résultats. Il n’existe malheureusement pas d’estimations moyennes pour l’ensemble des stations homogénéisées françaises (Moisselin et al., 2002, n’ont réalisé leurs estimations qu’à l’échelle séculaire). Cependant, l’analyse statistique présentée ici a également été réalisée pour la station de Pau dans les Pyrénées-Atlantiques et présente des résultats semblables : baisse de -0,07°C par décennie entre 1946 et 1980, puis une hausse de +0,35°C par décennie entre 1981 et 2000. Les variations de température semblent donc concorder. Le principal point de divergence, dans la littérature, concerne la date précise de rupture. En Amérique du nord, la rupture semble plus précoce : 1965 en Alaska et dans l’est de l’Amérique du Nord. En Afrique orientale, la date est également estimée à 1965 (Shi et Xu, 2008). L’Europe du Nord connaît cette rupture au début des années 1980. Les ruptures les plus tardives, similaires à celle qui a été déterminée pour Nantes, se situent dans l’Atlantique Nord (1987, Shi et Xu, 2008) et dans le sud de la Chine (fin des années 1980, Shi et Xu, 2007).
La comparaison de l’évolution des températures minimales et maximales constitue un élément intéressant dans l’étude des séries longues (Dessens et Bücher, 1995 ; Knappenberger et al., 2001). A Nantes, on constate que les tempéra-tures minimales ont nettement plus augmenté que les températures maximales (fig. 2b).
Les températures minimales ont continuellement augmenté entre 1946 et 2000, d’abord faiblement jusqu’en 1987 (+0,06°C par décennie), puis fortement jusqu’en 2000 (+0,36°C par décennie). Les températures maximales ont en revanche assez fortement diminué de 1946 à 1987 (-0,16°C par décennie) et semblent avoir stagné par la suite. Le test de détection de tendance de Mann-Kendall (voir détails en annexe) vient confirmer une distribution aléatoire des températures pour cette période. On peut donc en conclure d’une part que l’écart entre les températures minimales et maximales n’a pas cessé de diminuer durant toute la période, et d’autre part que le fort réchauffement que nous connaissons depuis la fin des années 1980 est largement conditionné par l’augmentation des températures minimales (fig. 2c).
Figure 2c : évolution des écarts entre les températures minimales et maximales à Nantes entre 1946 et 2000.
3. Discussion
Les effets du rafraîchissement d’après-guerre étaient réels. Il existe par exemple des traces de légères avancées des glaciers dans les Alpes et les Pyrénées datant de cette époque. Les rumeurs allaient même bon train, parlant d’une nouvelle ère glaciaire. Néanmoins, les causes du déclin thermique sont encore discutées. La plupart des brusques baisses de température répertoriées depuis la fin du Petit Âge Glaciaire ont pu être mises en relation avec des facteurs physiques, notamment des éruptions volcaniques (Thompson et al., 2008). Mais la baisse la plus franche du siècle, celle de 1945, ne correspond à aucune éruption, ni à d’autres phénomènes climatiques connus. Des hypothèses ont néanmoins été posées sur l’influence possible des interactions atmosphère-océan, des émissions anthropogéniques d’aérosols, des cycles solaires ou encore de l’explosion des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki. Cependant, il a été prouvé qu’il faudrait l’équivalent de 100 bombes d’Hiroshima pour faire baisser la température de 1,25°C (Robock et al., 2007). Thomp-son et al. (2008) développent une hypothèse déjà proposée par Jones et al. (1986) qui, si elle se révèle exacte, modifiera sensiblement l’attention que nous devons porter à cette rupture nette du milieu du siècle dernier. Les auteurs estiment que cette baisse provient de biais instrumentaux non corrigés lors de l’enregistrement des températures marines dans les années 40. Or, les moyennes thermiques globales combinent les températures de l’air et les températures marines. Cette hypothèse n’explique cependant pas la légère baisse ou la stagnation des températures jusqu’à la fin des années 1980 dans certaines régions. Le débat reste donc ouvert.
Les causes de la période actuelle de réchauffement semblent plus claires. Plusieurs études y ont trouvé une relation directe avec l’augmentation des gaz à effet de serre et/ou l’activité solaire (Barnett et al., 1999, Michaels et al., 2000). Précisons que ce réchauffement s’est dernièrement sensiblement accentué : les années 2000-2009 sont en effet les plus chaudes depuis la fin de Petit Âge Glaciaire (1850).
Conclusion
Cette étude sur l’évolution des températures de l’air à Nantes entre 1946 et 2000 présente plusieurs intérêts, mais également des limites.
D’un point de vue méthodologique, les tests statistiques de détection de rupture de tendance ont montré des résultats concordants dans les séries de températures à Nantes et peuvent donc être considérés comme fiables. Ils sont en outre applicables à toutes séries temporelles (données hydrologiques, précipitations, etc).
D’un point de vue climatologique, l’application des tests a confirmé l’existence de deux tendances inverses à Nantes : une période de rafraîchissement modéré entre 1946 et 1987 (baisse de 0,05°C par décennie), suivie d’une hausse forte entre 1988 et 2000 (hausse de 0,20°C par décennie). Ces résultats corroborent les observations dans d’autres régions du monde. Nous avons également montré que durant cette période, les températures minimales ont continuellement augmenté alors que les températures maximales ont diminué ou stagné. Le fort réchauffement que nous connaissons depuis la fin des années 1980 est donc exclusivement lié à la hausse des températures minimales.
L’année 1987 est apparue dans les trois tests utilisés comme la date de rupture de tendance. L’aspect tardif de cette date, si on la compare à d’autres régions du monde, peut être lié à la faiblesse de l’échantillon étudié. Il serait intéressant, pour confirmer cette date de rupture tardive et les valeurs estimées des tendances, d’appliquer la démarche présentée ici à toutes les stations françaises homogénéisées.
Ces conclusions doivent servir de constat et de source de réflexion pour les autorités locales s’engageant dans le combat contre le réchauffement climatique. La communauté urbaine de Nantes en est un excellent exemple. Nantes Métropole fait en effet partie de la déclaration « Eurocités », qui comprend 135 villes de plus de 250 000 habitants dans le monde entier. Son président, M. Ayrault, préside depuis 2007 le groupe de travail politique « Énergie et changement climatique ». La communauté a également adopté en 2007 un « Plan climat » définissant différentes actions concrètes de lutte contre le réchauffement. Si le réchauffement est un phénomène global, c’est bien dans les villes, qui émettent 85 % des gaz à effet de serre, que les solutions se trouveront.
L’auteur remercie D. MERCIER, O. PLANCHON, S. BIGOT et S. CANDEL pour leurs nombreux conseils, ainsi que Y. LE LANN (Centre départemental de météorologie de Loire-Atlantique) pour la mise à disposition des données homogénéisées.