Introduction
Les structures d’activité et les ressorts de la croissance ont donc profondément changé depuis la période des « Trente Glorieuses », mais les traductions spatiales des transformations du régime d’accumulation économique auxquelles on a pu se référer précédemment restent encore imparfaitement saisies en géographie. Certes, il très largement admis dans notre discipline que la mondialisation accélère un mouvement tendanciel de métropolisation, qu’elle fragilise les échelons intermédiaires et inférieurs de l’armature urbaine, qu’elle remet fortement en question, du fait d’une concurrence territoriale accrue, les positions des villes au sein des systèmes urbains, qu’elle est alors à l’origine d’une nouvelle phase de différenciation territoriale. Néanmoins, certains auteurs invitent à nuancer un tableau auquel on est parfois tenté de prêter valeur quasi-universelle.
Ainsi, Pumain et Saint-Julien (1996) soulignent la très grande similitude des transformations des profils d’activité des villes françaises entre 1962 et 1990. Bailly (1999) et Puissant (1999) montrent dans un ouvrage qui clôt un premier cycle d’intensive réflexion et dresse un état de la question du point de vue de la science et de l’économie régionale, que les experts prêtent au concept de métropolisation des sens divers et que leurs représentations des manifestations de cette dernière pouvaient être contrastées. Leroy (2000) constate, quant à lui, que sur ce thème les études de cas sont plus rares que les réflexions générales et que sur bien des points (concentration, sélection, mobilité, dualisation…) des interrogations demeurent. Paulus (2003) insiste pour sa part sur l’idée que la structure économique du système des villes françaises se transforme « beaucoup moins vite que le profil d’activité de chacune, reflétant les capacités d’adaptation au changement du système urbain ». Il démontre ensuite (Paulus, 2007) que les profils économiques des villes connaissent entre 1962 et 1999 des trajectoires économiques de même type (tertiarisation, développement de nouveaux services centraux – éducation, santé, action sociale), et que si émerge une différenciation « métropolitaine » liée à un développement plus soutenu des activités technopolitaines et des services spécialisés aux entreprises dans les plus grandes villes, celles de second rang (aires urbaines de 100 à 500 000 habitants notamment) ne sont pas exclues du mouvement. Plus récemment, Baudelle et Tallec (2008), Zuliani (2005), concluent que les villes moyennes ne sont pas forcément victimes de, ou marginalisées par, la mondialisation des activités.
De fait, les questions géographiques en suspens très tôt identifiées par Tickell et Peck (1992) ne sont pas véritablement résolues. Comme le rappelle Parr (op. cit.), un mode de structuration donné de l’espace économique peut en effet avoir des traductions géographiques très diverses, de même que des structures géographiques de types comparables peuvent connaître des fortunes économiques contrastées. C’est en particulier vrai en ce qui concerne les grandes agglomérations françaises, aussi bien sur le plan du rôle qu’elles tiennent, à l’échelle nationale, dans les processus d’accumulation économique, que sur celui, ensuite, de leur compétitivité.
2. De la métropolisation en France
Les travaux de science régionale qui s’inspirent des thèses de l’École de la régulation et/ou de l’économie industrielle, ceux de la Nouvelle Économie Géographique qui se réfèrent volontiers aux publications de Krugman, ou ceux encore qui empruntent aux théories de la croissance endogène, ont pour point commun de souligner l’intervention depuis les crises des années 1970, d’un puissant mouvement de (re)concentration spatiale des activités économiques, au bénéfice notamment des plus grandes villes. Selon les auteurs, rendements croissants, forces de concentration ou phénomènes cumulatifs confortent en effet, au moins en termes relatifs, l’attractivité de ces dernières, du fait de l’existence d’économies d’agglomération et de transaction qui sont elles-mêmes fonction de la taille des villes, de leur insertion dans les réseaux à grande vitesse (Bretagnolle, 2003), et de la qualité de leur aménagement.
Les métropoles sont alors les lieux privilégiés de la croissance économique car elles se situent au cœur des processus d’accumulation, de capital productif, de capital humain et également de capital social, sur lesquels repose la production de richesses que l’on mesure conventionnellement par le produit intérieur brut (PIB). Le tableau 1 laisse d’ailleurs entendre que cette croissance est en France depuis la fin des « 30 Glorieuses », très intensive en capital physique, l’intensité de l’accumulation de capital humain méritant probablement d’être relativisée, les ordres de grandeur des rythmes d’évolution de l’emploi, de la population active et de la population des 15-64 ans étant voisins.
Tableau 1 – Évolution de grands agrégats économiques, France, 1978-2006
Grandeur | Évolution |
PIB (en € constants 2000) | + 13 % |
Emploi (en équivalent temps plein) | + 98 % |
Capital fixe des sociétés (en € constants 2000) | + 16 % |
Population active (définition du bureau international du travail | + 18 % |
Population 15-64 ans | + 80 % |
Sources : INSEE, calculs de l’auteur
Les métropoles, espaces privilégiés de l’accumulation de facteurs-clefs de production ?
Cette vision des dynamiques économiques spatiales, qui s’appuie sur des fondements théoriques solides du point de vue de la science économique, présentés par exemple par Camagni (1992) qui met en relation les avantages retirés de la concentration urbaine (réduction des coûts de production, des coûts de transaction, de l’incertitude, augmentation de l’efficacité des facteurs) avec les sources de ces économies (marché des inputs, des outputs, secteur public), prête malgré tout à discussion. Certes, Martin (2005) montre que du début des années 1980 au début des années 2000 les disparités interrégionales de PIB/habitant (mesurées à l’aide d’un coefficient de variation) se sont accrues en France. Mais Davezies (2008a) estime que « Paris s’endort », après avoir montré que le poids relatif de la capitale (région Ile-de-France), de Londres, de Milan et de Madrid dans le PIB de leurs quatre pays ne s’était que faiblement accru entre 1990 et 2002, et que celui des 10 états les plus « métropolitains » n’avait augmenté que de 0,1 point aux États-Unis entre 1977 et 2004.
Force est de constater que l’on compte peu d’études empiriques portant sur les rythmes d’accumulation économique à l’échelle urbaine, ce qui fait que l’on manque cruellement, dans le cas français en tout cas, d’observations la corroborant ou non. Cela se comprend aisément à propos de la création de valeur ajoutée. Cette dernière est estimée à l’échelle des entreprises. La répartir entre les établissements des firmes soulève de difficiles points de méthode et n’a pas forcément de sens. Les séries statistiques diffusées par l’INSEE ne présentent alors pas sa ventilation sectorielle en deçà de l’échelon régional, ni d’estimation du PIB, au dessous de l’échelle départementale.
Les modalités spatiales de l’accumulation du capital physique
On ne dispose pas non plus de bases de données localisées sur les investissements des entreprises. Mais il est quand même possible d’avancer des estimations de la valeur locale du stock de capital des sociétés et entreprises individuelles, hors activités agricoles et immobilières, et donc de suivre l’accumulation nette d’une part essentielle du capital productif privé marchand (environ 70 %). Cela est réalisable en mobilisant les données statistiques de la comptabilité nationale et en employant des clefs de répartition spatiale.
Les comptes nationaux de l’INSEE fournissent en effet à l’échelle nationale la distribution du stock de capital fixe net, par branches d’activités et par secteurs institutionnels, ainsi que par types d’actifs fixes. Le stock d’actifs fixes des entreprises individuelles, sociétés financières et non financières, c’est-à-dire leur capital productif fixe, défalqué de la valeur des actifs cultivés (1 %), de celle des logements (26 %) et de celle des actifs incorporels (3 %) peut alors être réparti entre les territoires au prorata de la valeur des bâtiments et matériels et outillages figurant dans les bases de taxe professionnelle.
Reconstituer ces stocks pour chacune des agglomérations représente toutefois un travail considérable et onéreux (il faut pouvoir acquérir copies des rôles communaux des impôts locaux) que l’on ne pouvait s’autoriser. On s’est alors limité à une maille départementale, bien sûr moins pertinente mais malgré tout significative, puisque les métropoles régionales concentrent en général la majeure partie du stock de capital (hors actifs agricoles) de leur département, même si existent d’importantes exceptions (cas du Nord et du Pas-de-Calais par exemple).
La figure 1 présente ainsi les variations brutes et relatives, entre 1981 et 2003 de ce stock et fait ressortir deux points principaux. D’abord, que les taux de variation varient grandement suivant les départements métropolitains. Ainsi, Paris et la Petite Couronne, le Nord, les Bouches-du-Rhône connaissent par exemple des évolutions inférieures à la moyenne ; le Rhône et les Alpes-Maritimes se situent à son voisinage, tandis que la Haute-Garonne, l’Ille-et-Vilaine et la Loire-Atlantique présentent des taux plus élevés. Ensuite, que des départements non métropolitains peuvent être relativement très attractifs en matière d’investissement productif. Si le cas de la Manche est exceptionnel et tient à l’importance des investissements dans la filière électronucléaire, la Mayenne, la Vendée, mais aussi le Gers enregistrent des taux de variation plus élevés que ceux des départements métropolitains dans leur ensemble.
Figure 1 – Évolution du stock de capital productif privé départemental (hors logements et actifs agricoles), 1981-2003
Les poids relatifs des départements varient toutefois le plus souvent à la marge. En ce qui concerne ceux des grandes villes, ils diminuent pour Paris et même l’ensemble de l’Ile-de-France, le Nord, les Bouches-du-Rhône, tandis qu’ils s’accroissent pour la Loire-Atlantique, l’Ille-et-Vilaine, l’Isère ou encore le Var. La géographie du capital ne semble alors pas vraiment affectée sur le moyen terme par un phénomène majeur de concentration métropolitaine. Si certains départements dotés de grandes villes connaissent des évolutions qui vont plutôt dans le sens de ce que laisse attendre la théorie, ceux des quatre premières agglomérations françaises s’en démarquent nettement.
Au final, les parts dans l’ensemble du stock national de capital fixe privé des départements comptant respectivement les 10 et 20 premières agglomérations diminuent de 3 points, passant de 48 à 45 % pour les premiers, et de 63 à 60 % pour les seconds. Si donc concentration métropolitaine du capital à l’évidence il y a, celle-ci ne s’est malgré tout pas renforcée sur le moyen terme.
L’accumulation des compétences d’actifs à haut niveau de qualification
L’accumulation de capital humain, qui peut être défini comme l’ensemble des savoirs et savoirs-faires, ou autrement dit des compétences que peuvent mobiliser les agents économiques, est depuis les années 1960 considérée comme un élément essentiel du développement économique. Ce rôle est souligné depuis une quinzaine d’années par les auteurs qui considèrent que le développement des territoires repose sur les capacités d’innovation et d’adoption de nouvelles technologies, d’insertion dans une économie de la connaissance dématérialisée, ou pour dire les choses simplement sur la mobilisation d’une main d’œuvre de qualification croissante, condition nécessaire de l’essor de secteurs « créatifs » qui tireraient la croissance économique contemporaine.
Pour donner corps à ce concept, essayer de caractériser ou de mesurer l’évolution des dotations des grandes villes dans ce domaine, et plus encore leurs disparités, plusieurs directions sont empruntées en géographie, qui ont pour point commun d’utiliser des indicateurs relatifs aux professions et catégories sociales. Ces approches sont fondées sur l’hypothèse que le niveau du capital humain est fonction directe de la représentation de certains types d’emplois, et qu’il est de fait incorporé dans le facteur de production qu’est le travail. Julien (2002) propose par exemple de qualifier et hiérarchiser les territoires en étudiant la représentation de « fonctions métropolitaines supérieures ». Cette grille se prête tout à fait à la réalisation d’analyses comparatives synchroniques, mais son caractère très empirique freine son application à des études diachroniques, du fait d’un risque de tautologie. D’autres nomenclatures sont aussi mobilisables. C’est le cas de celle des professions et catégories socio-professionnelles de l’INSEE, que l’on emploiera ici de manière très agrégée pour analyser la place des grandes agglomérations dans l’évolution, entre 1990 et 2006, des emplois relevant globalement de l’encadrement et des professions libérales, ainsi que la contribution de ces derniers à la croissance du facteur travail.
Le tableau 2, qui porte sur les 20 premières aires urbaines en termes de population, et dont les résultats ne diffèrent guère de celui que l’on peut dresser en retenant un découpage en zones d’emplois, appelle alors deux remarques. Une première est que la métropolisation semble davantage se marquer par une relative redistribution des positions des grandes agglomérations plutôt que par un accroissement de leur prééminence. On n’observe pas en effet de phénomène de concentration renforcée de ces catégories d’emplois dans les plus grandes villes considérées dans leur ensemble, au cours des deux périodes intercensitaires. La part de ces 20 villes dans l’ensemble des emplois de cadres et des professions libérales en France métropolitaine varie de manière marginale autour de 64 %. En revanche, on note un affaiblissement tendanciel de la part de Paris, tant sur le plan de l’emploi cadre public et assimilé que sur celui de l’emploi cadre d’entreprise, et un renforcement du poids des agglomérations provinciales.
Tableau 2 – Emplois cadres et professions libérales dans les principales aires urbaines, 1990-1999-2006
Dans celles-ci, le taux d’évolution des effectifs de cadres et professions libérales n’apparaît pas comme une fonction simple de position dans la hiérarchie urbaine. Plus élevé que la moyenne nationale et plus encore qu’à Paris dans les métropoles provinciales millionnaires et de troisième rang, il est en effet maximal pour la classe des métropoles provinciales de second rang. Au sein de ces deux dernières classes, l’intensité relative des processus d’accumulation de travail très qualifié varie en outre grandement. Toulon, Nice, Strasbourg ou encore Metz ne se démarquent ainsi guère de la moyenne française, tandis que Clermont-Ferrand ou Rouen présentent des évolutions très inférieures à cette dernière, Toulouse, Nantes, rennes ou Grenoble et Montpellier enregistrant à l’inverse des évolutions très supérieures.
Par ailleurs, si entre 1990 et 2006, la croissance des emplois de cadres et de professions libérales représente une part importante des créations nettes d’emplois, à l’échelle nationale et plus encore dans les 20 agglomérations considérées, la contribution de ces emplois à la variation de l’emploi total dans ces dernières, ou dit d’une autre manière le degré de dépendance de la croissance métropolitaine à leur égard, est aussi variable (tab. 3).
Tableau 3 – Contribution des principales catégories socioprofessionnelles à l’évolution de l’emploi total, 1990-2006 dans les 20 premières aires urbaines (en % annuel moyen)
Sur ce plan, parmi les 20 premières aires urbaines, quatre cas de figure se distinguent assez nettement. Celui de Paris, d’abord, qui constitue un archétype. Le rôle relatif de l’augmentation de ces emplois y est majeur, plus important que celui tenu par les professions intermédiaires, tandis que les postes d’ouvriers diminuent fortement et ceux d’employés progressent très modestement.
Le profil du groupe des métropoles millionnaires, dont se rapprochent ceux de Strasbourg et Nice, a pour point commun avec Paris la diminution marquée des postes d’ouvriers, que fait néanmoins plus que compenser la croissance de ceux des employés. Il s’en distingue par la moindre importance relative qu’y prend la contribution de l’emploi cadre et libéral à la variation globale, qui est inférieure à celle des professions intermédiaires. L’emploi total augmente dans des proportions deux fois plus fortes qu’à Paris.
Sans surprise car, pour reprendre un bon mot de F. Durand-Dastès, « tout le monde ne peut pas devenir dresseur de puces », les métropoles les plus dynamiques sur le plan de la variation de l’emploi, présentent un troisième profil. La contribution de l’emploi cadre et libéral à la croissance est forte, comparable à celle observée en région parisienne, mais inférieure à celle des professions intermédiaires qui est particulièrement affirmée, la croissance des postes d’employés étant aussi ici sensiblement plus forte qu’en moyenne, et le recul de l’emploi ouvrier bien moins prononcé. Figurent par exemple dans cette catégorie Toulouse, Nantes, rennes, Montpellier.
Un dernier profil se rencontre dans les agglomérations provinciales de troisième rang, qui se distingue du précédent par des contributions moins affirmées de l’emploi cadre et libéral, des professions intermédiaires et des employés à la croissance de l’emploi total, et une contribution nettement négative, quoique beaucoup moins prononcée qu’à Paris et dans les métropoles millionnaires, de l’emploi ouvrier. Sont par exemple représentatives de cette catégorie, Rouen, Clermont-Ferrand, Nancy.
Les métropoles, hauts lieux de la compétitivité économique nationale ?
La constatation que la métropolisation a marqué le pas sur le plan de l’emploi qualifié dans les années 1990 et au début des années 2000 et que les métropoles n’ont pas constitué, dans leur ensemble et dans les deux dernières décennies du XXe siècle, des lieux véritablement privilégiés d’accumulation nette du capital physique, conduit à s’interroger sur la compétitivité qu’elles retirent en théorie de la présence d’externalités positives d’agglomération, qui sont, en théorie et toutes choses égales par ailleurs, croissantes avec leur taille. La notion de compétitivité territoriale, qu’a consacrée symboliquement pendant une courte période le remplacement de la DATAR1, dans sa première version, par la DIACT2, est particulièrement floue (Demazière, 2007) et même selon certains insaisissable (Kitson et al., 2004). Elle peut cependant être approchée en géographie économique d’au moins deux manières un peu formalisées.
On peut l’entendre d’abord au sens que lui donne l’Union Européenne ; la compétitivité est ici la capacité à améliorer durablement le niveau de vie des habitants et à procurer un haut niveau d’emploi et de cohésion sociale. Cette définition large, dont Krugman (1994) considère qu’elle se démarque finalement peu de celle de productivité, apparaît toutefois beaucoup plus pertinente à l’échelle des nations qu’à échelle méso-géographique. À celle des villes en effet, le niveau de vie des habitants dépend en bonne part de transferts géographiques de revenus (pensions et retraites, aides sociales…). C’est alors principalement à l’aune de l’emploi que peut être mesurée la compétitivité économique locale.
La compétitivité comme capacité à créer des emplois marchands privés
Sur ce plan, on a vu pu voir que les soldes des créations et des destructions d’emplois dans les métropoles françaises avaient été entre 1990 et 2006 divers, les quatre plus grandes présentant des résultats inférieurs à ceux des classes suivantes, et parfois même à la moyenne nationale. Toutefois, les évolutions retracées supra sont intervenues dans un contexte national marqué par la très forte croissance de l’emploi public et assimilé, dont le rythme a été plus de trois fois plus rapide que celle de l’emploi proprement privé (+ 1,75 versus + 0,54 %/an). Sur l’ensemble de nos 20 grandes agglomérations, la contribution du secteur public et assimilé à l’évolution de l’emploi total est relativement forte (+ 0,42 %/an), approchant 85 % de celle de l’emploi privé (+ 0,48 %/an). Mais elle présente aussi d’importantes variations selon les villes (de + 0,32 à + 0,82 %/an) et est alors susceptible de fausser l’appréhension des manifestations spatiales d’une mondialisation et d’une métropolisation qui sont censées affecter d’abord l’emploi salarié dans les activités marchandes privées.
La figure 2 dépeint alors l’évolution de l’emploi salarié privé entre 1993 et 2005 dans nos 20 métropoles. Pour des raisons de commodité et de coûts d’information statistique (les fichiers de l’emploi salarié privé fournis par Unistatis, le service statistique de l’Unedic/Assedic, sont accessibles gratuitement en ligne aux échelles de la commune ou de la zone d’emploi mais pas à celle de l’aire urbaine), celles-ci sont délimitées en retenant le découpage en zones d’emploi, dont on a vu précédemment qu’il n’affecte guère les résultats obtenus sur la base d’un maillage en aires urbaines.
Figure 2 – Évolution de l’emploi salarié privé, 1993-2005, dans les zones d’emploi des 20 premières agglomérations françaises (en %)
Se démarquant de fait assez peu de celle de la variation globale de l’emploi total durant la période intercensitaire 1990-2006, la carte souligne une nouvelle fois l’hétérogénéité des situations locales. Alors que Paris, Lille et Strasbourg présentent des taux de variation plus faibles que celui observé à l’échelle nationale, les métropoles de la façade atlantique et du Midi caracolent en tête de classement, confortant l’image bien connue d’une « France inverse » (Uhrich, 1987). Ces disparités d’évolution ont pour conséquence une certaine redistribution des positions urbaines. Le poids relatif de l’Ile-de-France dans l’emploi national diminue ainsi pratiquement de 2 points (de 26,4 à 24,6 %), celui des agglomérations millionnaires reste stable à un peu moins de 9 %, tandis que croissent ceux de l’échelon suivant. Au final, la part globale des 20 agglomérations (environ 50 %) ne se renforce pas et les métropoles des seconds rangs apparaissent plutôt plus compétitives que celles des premiers.
La compétitivité comme effet de lieu
Une seconde façon de cerner la compétitivité des grandes villes est de l’assimiler à leur dynamisme propre en matière économique. S’il est évident que le développement de tel ou tel secteur d’activités résulte du degré d’initiative des agents économiques locaux, de leur capacité d’innovation, de l’esprit d’entreprise, de la qualité des relations entre les acteurs qui relève de la notion de capital social, on sait aussi qu’il dépend de facteurs génériques structurant à l’échelle nationale ou internationale, les conditions d’exercice des activités dans les différentes branches (coûts de production, normes de production, degré d’exposition à la concurrence internationale, etc…) et d’évolutions tendancielles des structures professionnelles intervenant à échelle méso ou macro-géographique. Compte-tenu de ces éléments de contexte, les potentialités de développement des branches d’activité, celles de croissance des différentes catégories d’emploi sont alors inégales. Les panoplies d’activité et profils d’emplois apparaissent inégalement favorables, une forte représentation de branches ou de catégories socioprofessionnelles tendanciellement déclinantes obérant par exemple les perspectives d’évolution.
Démêler dans les variations observées ce qui est imputable à des tendances lourdes, qui jouent à l’échelle nationale, et ce qui relève d’effets de lieux reflétés par des inflexions locales dans les évolutions en cours, peut être réalisé à l’aide d’une analyse structurelle-résiduelle (géographique), technique aujourd’hui très répandue et exposée dans les manuels d’analyse spatiale. On propose ici d’appliquer cette méthode à l’évolution de l’emploi salarié privé, en retenant une distribution sectorielle selon la nomenclature économique de synthèse en 36 postes, et à celle de l’emploi total, en retenant cette fois-ci une distribution par catégorie socioprofessionnelle en 18 postes. Afin de faciliter les comparaisons entre les deux approches, l’analyse porte sur les zones d’emploi de nos grandes agglomérations. Les évolutions structurelles sont calculées par référence à l’ensemble du territoire métropolitain. Le lecteur pourra néanmoins trouver en annexe 2 les résultats des calculs réalisés sur l’évolution de l’emploi total en retenant la délimitation des aires urbaines.
La figure 3 présente ainsi les variations structurelles3 et géographiques4 du seul emploi salarié privé dans les zones d’emploi de nos grandes agglomérations, en valeurs brutes et relatives et fait ressortir deux points principaux. Le premier est que la variation de l’emploi est très largement déterminée par les spécialisations sectorielles locales, qui sont apparues plus porteuses dans les grandes agglomérations qu’à l’échelle nationale, à l’exception de Valenciennes, Clermont-Ferrand et Rouen où l’effet de structure a été inférieur, en termes relatifs, à la variation nationale (+ 19 %). Paris et les villes méditerranéennes apparaissent particulièrement avantagées par leurs profils d’activité, même si la dispersion des taux de variation structurelle entre les métropoles est resserrée (coefficient de variation de 0,13).
Figure 3 – Effets structurels et géographiques dans l’évolution de l’emploi salarié privé, zones d’emploi des 20 premières agglomérations françaises, 1993-2005 (en %)
Les effets géographiques sont, inversement, très différenciés selon les métropoles, reflétant une inégale compétitivité. Ils sont négatifs à Paris et dans les agglomérations du Nord et du Nord-est, sauf Valenciennes, neutres dans le grand quart sud-est, très nettement positifs dans les métropoles qui se situent sur un arc allant de Rennes à Montpellier. On retrouve ainsi la même structuration géographique que mettait en lumière le tableau de la variation globale de l’emploi salarié privé et les résultats de ces calculs vont dans le même sens que ceux présentés par Jacquot et Rajaonarison (1993). La compétitivité n’est là pas croissante avec la taille des villes et la situation parisienne, en particulier, amène à s’interroger sur l’importance d’externalités négatives de congestion urbaine, ainsi que sur l’efficacité de sa gestion et de son aménagement au regard des attentes des agents économiques. La compétitivité n’apparaît pas non plus fonction directe des aménités naturelles du cadre de vie local et du voisinage régional, qui sont censées conditionner l’attractivité des villes aux yeux des actifs qualifiés et créatifs. Elle semble enfin relever davantage de facteurs régionaux, que de facteurs proprement locaux. Parmi ceux-ci figurent peut-être, pour la France de l’ouest et du grand sud-ouest, une moindre saturation relative de l’espace (par rapport à la France de l’est et du sud-est), ainsi qu’un net rattrapage en matière de grands équipements structurants (TGV, liaisons autoroutières…).
Le tableau 4, qui porte cette fois-ci sur l’évolution de l’emploi total, conforte dans l’ensemble ce constat, même si le changement de délimitation du champ des actifs ayant un emploi entre les recensements de 1999 et 2006 oblige à la prudence dans l’analyse. Les évolutions observées localement sont d’abord déterminées par les spécialisations socioprofessionnelles territoriales, les effets de structure, toujours faiblement différenciés (coefficient de variation de 0,13), rendant compte en moyenne de 80 % de l’évolution de l’emploi, ce qui rappelle combien le développement économique métropolitain, ou régional et local d’une façon plus générale, dépend de paramètres économiques fixés à l’échelle nationale. Ce sont donc d’abord les effets géographiques qui participent à la différenciation des évolutions entre les grandes agglomérations. Ils apparaissent à nouveau se structurer à l’échelle régionale et reproduisent le schéma déjà observé. Il n’y a guère que dans le cas de Douai-Lens que les indicateurs figurés sur les deux cartes divergent sensiblement. En raison peut-être d’un élargissement plus prononcé ici qu’ailleurs du champ des personnes recensées comme employé(e)s des services aux particuliers.
Tableau 4 – Effets structurels et géographiques dans l’évolution de l’emploi total, zones d’emploi des 20 premières agglomérations françaises, 1990-2006 (en %)
Zone d’emploi | Évolution observée | Évolution structurelle | Évolution résiduelle |
Douai-Lens | 16,8 | 12,5 | 4,2 |
Nancy | 10,3 | 19,5 | - 9,3 |
Rouen | 9,8 | 14,1 | - 4,3 |
RIF | 8,6 | 23,8 | - 15,1 |
Strasbourg | 17,8 | 19,6 | - 1,8 |
Lille | 12,7 | 16,8 | - 4,1 |
Tours | 17,9 | 16,2 | 1,7 |
Nice | 16,9 | 18,6 | - 1,7 |
Clermont-Ferrand | 13,3 | 14,3 | - 1,0 |
Metz | 20,5 | 18,8 | 1,6 |
Lyon | 18,6 | 18,2 | 0,4 |
Grenoble | 18,2 | 19,7 | - 1,5 |
Marseille | 20,0 | 18,7 | 1,3 |
Toulon | 23,0 | 16,9 | 6,1 |
Bordeaux | 26,7 | 17,3 | 9,4 |
Valenciennes | 28,3 | 13,8 | 14,6 |
Rennes | 33,4 | 14,2 | 19,2 |
Nantes | 35,7 | 16,3 | 19,4 |
Montpellier | 43,6 | 20,1 | 23,5 |
Toulouse | 42,5 | 18,9 | 23,6 |
Sources : INSEE, calculs de l’auteur
Conclusion
L’écart entre les représentations les plus répandues de la place des grandes agglomérations dans les dynamiques économiques territoriales et des évolutions socio-économiques qui interviennent en leur sein, et le tableau qui est dressé ici, en s’appuyant sur des concepts et outils d’analyse simples, largement diffusés, à la robustesse éprouvée, ainsi que sur la mobilisation de sources d’information aisément accessibles, pourra paraître surprenant. On attirera toutefois l’attention du lecteur sur le fait qu’il ne remet pas en cause l’intervention d’un phénomène de métropolisation, au sens géographique, mais en conteste le caractère systématique, suggère d’en relativiser l’intensité et d’en décliner localement les caractéristiques.
Il reflète en tout cas une relative faiblesse des débats scientifiques sur ces sujets, en France et au sein de notre discipline, qui tranche avec l’intérêt que manifeste le monde anglo-saxon pour les questions de géographie économique. Ainsi qu’un relatif déficit d’études régionalisées, susceptibles de compléter ou de nuancer la portée des analyses tirées des études de cas conduites sur de très grandes villes, en particulier celui de l’agglomération parisienne. Comme on pourra le voir, à titre d’exemple, l’examen des dynamiques économiques territoriales intervenues dans la région Pays de la Loire depuis le début des années 1990 montre clairement qu’en dehors de la métropole il y a bien possibilité de salut.